Vieillissimo, Véronique Griner-Abraham

« Je crois qu’elle ne fait que les vieux. » Un jour, j’ai entendu cette phrase dans une salle d’attente. Elle m’a fait rire. Pendant longtemps, c’est vrai, je n’ai fait que les vieux. Il faut avoir décroché un téléphone de psychiatre pour comprendre. Il y a ceux qui demandent : « Vous faites les enfants ? » Non, je ne fais pas les enfants ou plutôt si, j’en ai fait deux, Dieu merci, ça m’a suffi. J’entame la période 14-18 (ans), une autre guerre de tranchées. Les pédopsychiatres, on en manque, tout le monde le sait, mais je préfère les vieux. « Et vous n’en avez pas assez ? Ça doit être déprimant… » Comme si la vieillesse se résumait à des odeurs d’urine et à des lits médicalisés. Un psychiatre chic, ça doit faire des « hum hum » derrière un bureau et réfléchir à ce qui est forclos. Un psychiatre chic, ça ne s’installe pas sur une pile de Pèlerin Magazine, à proximité de ce qu’on nomme pudiquement « protections », et d’un dentier dans un verre d’eau. D’abord, un psychiatre qui s’occupe des vieux, comment l’appeler ? Géronto-psychiatre ? Psycho-gériatre ?


Pendant dix ans, chaque matin, j’ai été accueillie par la phrase rituelle de ma secrétaire : « Tu vas recevoir un appel téléphonique de la fille d’une dame qui a perdu la tête.  » Eh oui ! J’étais la spécialiste de ceux qui perdent la tête. Je n’y faisais même plus attention, je trouvais que j’avais une jolie spécialité. Ceux qui perdent la tête sont souvent les plus authentiques. Parfois, c’était le contraire : « Elle ne va pas bien, mais par ailleurs, elle a toute sa tête ! » (…)


Pour la plupart des gens, je ne fais rien. Mon seul risque professionnel résiderait dans l’apparition d’escarres, à force d’être assise tout le temps ! Seule l’une de mes grands-tantes s’inquiétait du risque de méningite : « J’espère que tu ne penses pas trop, c’est mauvais pour le cerveau ! » Pour mon grand-père maçon, j’étais au chaud et à l’abri de la pluie, même si ce n’était pas aussi bien que coiffeuse comme métier.


Un vieux patient l’avait bien compris, ce confort physique. Quand je lui ai demandé : « Et vos journées, elles se passent comment ? », il m’a répondu : « Eh bien, comme les vôtres !

Comment ça ?
Je discute tranquillement avec des gens et j’ai exactement la même télé que la vôtre et la même cafetière ! Alors, ne me racontez pas d’histoire !
Ce n’est pas une télé, c’est un ordinateur pour travailler !
Sinon, tous les lundis, je m’achète deux bouteilles de Coca-Cola avec les dix euros de ma tutrice. Vous en avez aussi dans votre placard ?
C’est un placard pour ranger des papiers !
Il n’y a pas que des papiers, tout à l’heure, quand vous l’avez ouvert, j’ai vu un paquet de café, des tasses et une couverture ! »


Dans son dossier, il y a écrit : « insuffisance mentale » (entre autres), mais il est le seul de mes patients à avoir deviné que mon bureau était en quelque sorte ma roulotte…


Dans ce bureau, j’ai des souvenirs de consultations, des souvenirs tristes mais surtout des souvenirs drôles. Il y a des prénoms, des odeurs, des sourires, des larmes et des rires, parfois des colères. Je ne sais jamais à l’avance ce qui va s’y passer, surtout lorsque je crois le savoir. Je classe mes souvenirs par prénoms, par thématiques, un peu comme mes albums photos.


Avant le bureau, il y a la salle d’attente. Je n’en suis pas fière. Je suis toujours en retard. Je suis née comme ça, je mourrai comme ça peut-être (comme Liz Taylor, je demanderai au préalable aux pompes funèbres d’arriver un quart d’heure après l’heure prévue. Dommage, je ne serai plus là pour voir les gens qui, pour une fois, n’oseront pas râler !).


Je ne sais pas organiser mon temps et la durée de mes entretiens dépasse souvent le temps imparti, celui calculé par les informaticiens pour une meilleure productivité. À l’hôpital, il faut être rentable, produire de la santé. Un chirurgien qui opère un jeune cadre dynamique d’une appendicite et lui permet ainsi de reprendre son travail ra­pidement est rentable et productif. Mais parler de productivité quand on reçoit des nonagénaires psychiquement perturbés…


Du fait de mes retards, j’ai une salle d’attente digne de celle d’un obstétricien débordé, sauf que dans la mienne, on n’attend pas de verdict sur le déroulement d’une grossesse, mais au pire celui d’une mort psychique annoncée, au mieux l’accouchement de toute une vie. 


« Elle vous a dit beaucoup de choses ? » Derrière le regard anxieux d’une fille, il faut apprendre à décrypter le mélange d’in­quiétude et de soulagement, l’ambivalence envers sa mère. (…)


HISTOIRES D’AMOUR


Une des grandes croyances sur la vieillesse, c’est qu’à cet âge, il sied si mal d’aimer. Et pourtant ! Cela étonne toujours que les vieux aient des histoires d’amour ou de manque d’amour. Soyons honnêtes avec nous-mêmes : nous préférons penser que notre naissance relève de l’Immaculée Conception. Si imaginer nos parents faire l’amour crée chez nous un profond sentiment de malaise, que dire de nos grands-parents ? Ces histoires ne sont pas que platoniques, les vieux ne sont pas qu’abstinents et forcément en proie au désir de sagesse et à la sagesse des désirs ! J’étais au départ surprise par ces patients qui me dévoilaient leur vie intime. 


Avec l’avancée en âge, certaines inhibitions tombent et l’urgence de vivre une ultime histoire d’amour peut se faire jour. Ils savent aussi que c’est probablement leur dernière histoire, et leur dernière occasion d’être un homme ou une femme dans le regard de l’autre, de ne plus être simplement « une personne âgée ». La manière d’aborder le sujet est très va­riable, et peut aller d’une demande médicamenteuse à la diffusion d’une émission télévisée. « Je viens vous voir parce que je ne dors plus et je ne dors plus parce que je suis amoureuse ! Donnez-moi un somnifère, peut-être diminuera-t-il mon sentiment amoureux. »


C’est hors autorisation de mise sur le marché (AMM), je devrais en parler à la pharmacovigilance ! « L’homme que j’aime n’est pas libre et il a choisi de respecter son engagement.  » Les tourtereaux pétris de culpabilité se sont rencontrés à la paroisse et se jettent de tendres regards pendant l’office religieux.


Parfois, on m’annonce la couleur d’emblée en début d’entretien sous couvert de généralités : « Les psychiatres sont modernes et savent bien que la vie affective et sexuelle, c’est capital pour aller bien ! » J’en ai fait crûment l’expérience, un jour.


« Madame, c’est vous la psychiatre ? Vous pourriez voir mon copain ?  » Ce n’est pas une adolescente qui me formule cette demande mais une redoutable matrone de 70 ans qui avoisine les cent kilos et se déplace de manière menaçante dans son fauteuil roulant. 


Interloquée, je lui demande : « C’est à quel sujet ? Eh bien, voilà, dans ce genre de maison, si on n’a personne à aimer, on crève. Ce qui est vrai dans la vie l’est encore plus dans cet endroit. Moi, j’ai envie et mon copain, il ne peut plus rien faire, c’est de votre faute ! Vous lui avez donné un médicament et c’est le contraire de ce médicament qu’il lui faut maintenant ! »


Effectivement, d’après le dossier, j’ai vu il y a trois ans le monsieur en question à la demande de la direction pour le motif sui­vant : « Va vers les dames… » À l’époque, ses « pulsions gênantes » m’avaient amenée, en concertation avec son médecin généraliste, à lui prescrire un traitement hormonal. 


Et aujourd’hui, ce monsieur fait partie des gens à voir en urgence. L’équipe me demande une prescription de traitement pour les dysfonctionnements érectiles (le mot chic pour désigner la débandade), la frustration de son amie devenant de plus en plus difficile à gérer. Je me retiens d’écrire dans le dossier : « Ne va plus vers les dames mais une dame et une seule va vers lui… » Exemple intéressant d’intersubjectivité… (…)


HISTOIRES DE VIEUX COUPLES


L’amertume des « je t’aime, moi non plus », je connais… Ils ne ressemblent pas forcément à celui de Gainsbourg et Birkin. Les mariages de raison avaient au moins cette absence d’illusions sur l’amour.


« C’est ma mère qui voulait que je l’épouse. Ses parents avaient du bien mais je n’en ai pas profité : le beau-père est mort à 97 ans, il y a quelques années. Nous n’avons rien en commun, mon mari et moi. Nous épluchons ensemble les légumes pour la soupe du soir, c’est tout…

Qu’est-ce qui vous a fait rester ?

Là où la vache est attachée, il faut qu’elle broute ! Vous ne connaissez pas ce proverbe ? »


La patiente suivante se plaint, elle aussi, de cinquante-cinq ans de « pire » et seulement deux jours de « meilleur ». « J’avais 28 ans, il était temps que je me case. Les prétendants étaient nombreux, mais lui, il a dû insister plus que les autres sans doute. J’avais reçu une belle lettre de lui. Trois semaines après mon mariage, j’ai su que c’était sa sœur qui l’avait écrite ! Vous parlez d’une déconvenue… »


Il y a la femme de Jean : « Vous ne pouvez pas le garder plus longtemps ? Parce qu’il m’énerve, vous ne pouvez pas savoir ! Avant, il était en mer, ça allait, mais maintenant, je l’ai toujours sur le dos. Et puis, il est tout mou ou tout nerf, alors si vous réussissez à trouver un remède contre ça, ça m’arran­gerait. Me séparer ? Divorcer ? Certainement pas, j’ai bien l’intention de profiter quand il sera mort (avant moi, c’est sûr) et si on divorce, je n’aurais plus de sous ! Je n’ai pas les deux pieds dans le même sabot… » (…)


HISTOIRES DE MAISONS 
DE RETRAITE


Malgré mes deux à trois semaines de congés d’été passées en Bretagne depuis plu­sieurs décennies, je persiste chaque année à m’acheter des robes et des jupes estivales, des sandales… que je ne porte qu’une ou deux fois et qui envahissent mon placard.


Il fait beau et relativement chaud aujour­d’hui, ce qui est plutôt rare à Brest. C’est mon jour de visites en maison de retraite. J’ai donc mis ma jolie jupe blanche longue (« celle qui bouge bien sur vous », m’a dit la vendeuse) et mon débardeur rose à paillettes, style Mille et une nuits. 


Déjà ce matin, j’avais un petit doute sur le caractère adapté de ma tenue. L’après-midi me conforte dans cet embarras. Je pousse la porte de la maison de retraite et une vieil­le dame me regarde avec ravissement : « Vous êtes bien la danseuse qu’on attendait pour le spectacle ?
Euh, non, je suis la psychiatre. »


Devant son air authentiquement déçu, je crois que j’aurais dû danser…


Mon premier patient donne le ton et l’intro­duction. « Ces jeunes filles qui vous parlent d’une voix suave, elles ont oublié de me mettre ma barrière de nuit. J’ai 96 ans, je ne marche plus et je respire avec difficulté, vous savez ! Résultat, en plein cauchemar, je suis tombé du côté droit du lit et la sonnette était sagement enroulée sur la barrière gauche… La seule chose qui me reste, c’est de la force dans les bras. J’ai rampé jusqu’à la porte puis dans le couloir et j’ai fait peur à la veilleuse de nuit lors de sa ronde : “Mais que faites-vous là ?” Je lui ai répondu : “Je me promène, ça ne se voit pas ?” La déesse froide n’a toujours pas daigné s’emparer de ma vieille carcasse ! Parfois, c’est comique, les maisons de retraite, vous pouvez me croire… » Je le crois sans peine.


Déjà, les gens « qui ont toute leur tête » peuvent se donner l’illusion quelques minutes d’être James Bond. En effet, dans toutes les maisons de retraite – les EHPAD, pour faire plus chic : établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes –, il y a un code pour sortir. Y rentrer, c’est facile, mais en sortir… (…)


CAVALE


Je sens la perplexité monter chez ce vieux psychotique que je connais depuis dix ans, à qui je viens d’annoncer mon départ. J’essaie d’expliquer simplement mes futures fonctions. 


« Si je comprends bien, vous allez passer juste avant le prêtre, alors ? » Dans certains services, c’est un peu ça, en effet.

« L’avantage, c’est que si je fais une pneumonie, vous viendrez me voir, vous serez sur place. »


Le dialogue ci-dessous résume dix ans de suivi.


« Celle qui vous succède, elle aussi sera tout le temps en retard parce qu’elle aura fait les magasins pour s’acheter des habits chics ?
Non, non, rassurez-vous !
Ah bon, elle ne s’habille pas chic ?
Mais si bien sûr, et puis, elle est plus jeune !
Moi, je préfère les vieilles, ça comprend mieux les gens. »


Comme quoi, on a les réponses qu’on mérite…


Le patient suivant a d’autres interrogations. « Oh la la, la tuile ! Vous n’êtes pas virée, au moins ? Parce qu’avec vos retards… Je me disais d’ailleurs que j’allais vous proposer une montre chaîne, pour vous mettre l’heure au cou ! (Pour les hommes, on dit bien se mettre la corde au cou, non ?) Comme vous avez souvent beaucoup de sacs, vous ne pouvez pas toujours regarder votre poignet ! Et puis, pour vos gosses, changer de maison, changer d’école… Ah bon ! Vous ne changez pas de logement principal ? Ben alors, ce n’est pas un vrai départ ! Mais je vous aimais bien, quand même, alors tant qu’à partir, j’aurais préféré que vous partiez loin ! Vous faites exacte­ment comme mon ex-femme, prendre un appartement en face du mien ! »


Le dernier est encore plus pragmatique. 


« Ça va faire drôle de ne plus vous voir dans le service et les allées de l’hôpital. C’est comme un chien. On s’attache. Et quand il n’est plus là, ça fait tout drôle… »


C’est un peu vexant, mais il est vrai que je ne suis pas un ponte de la neurochirurgie ou de la chirurgie thoracique. Je ne sauve pas de vies, j’accompagne les dernières années, les années de bilan, les années où le passé prend largement le pas sur l’avenir, où la liste des possibles se restreint, où il faut accepter cette moindre importance dans son environnement. En fin d’entretien, je pose souvent cette question : « Vous êtes content de la vie que vous avez eue ? »


Il y avait des jours où je n’en pouvais plus, où tout me semblait si dérisoire, où j’avais l’impression de ne donner que des coups d’épée dans l’eau. Des jours où je regrettais de ne pas être professeur de claquettes ou photographe. Mais je pense que je rirais moins, que mon univers serait différent en termes d’expériences humaines.


Je travaille en psychiatrie depuis vingt-cinq ans et, de tous les malades dont j’ai eu à m’occuper, les vieux sont ceux qui m’ont le plus donné, et auprès desquels j’ai le plus appris. Combien de fois ne suis-je pas sortie plus détendue d’une visite en maison de retraite, après des entretiens empreints de drôlerie et de finesse ?
La transmission de ces expériences singulières ne m’est jamais apparue vaine, confortée que j’étais souvent par le léger sourire satisfait du conteur : « Ah bon ! Vous ne saviez pas ça ? » Aucune technicité, aucune ima­gerie performante, aucun désordre biochimique ne pourra expliquer la singularité de ce parcours, le mystère de cette destinée, de cette vie qui n’en finit pas. C’est tout un art de vieillir, tout un art de mourir et malheureusement, cela ne ressemble jamais à l’image d’Épinal du beau vieillard aux cheveux blancs qui s’éteint calmement dans son lit, entouré de ses proches, pianissimo… Vieillissimo, ce peut être pimpant, piquant, malicieux, drôle, mais ce n’est jamais facile……



Une psychiatrie au pays des seniors

Vieillissimo© Presses de l’EHESP, 2014, 
120 pages | 10 €
Véronique Griner-Abraham 
signe, aux Presses de l’École 
des Hautes Études en Santé Publique, un ouvrage émouvant, qui décrit, avec autant d’humour que de pudeur, son quotidien 
de psychiatre auprès 
des personnes âgées. 
Au-delà de l’accompagnement 
des personnes dites en « fin 
de vie », elle interroge avec 
une rare sensibilité, comme 
le souligne son préfacier, 
« la force du désir de vie ».



Véronique Griner-Abraham

Psychiatre au Centre hospitalier 
 régional universitaire (CHRU) 
 de Brest, Véronique Griner-Abraham 
 a notamment travaillé sur 
 les conduites addictives 
 des personnes âgées, 
 et sur l’accompagnement 
 des dernières années.


Extrait publié dans le magasine trimestriel Le cercle psy :

http://le-cercle-psy.scienceshumaines.com/extrait-de-l-ouvrage-vieillissimo_sh_32287

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